L'homme qui fait courir les pages du dernier livre de l'indispensable Jean Echenoz, s'appelle Emile. Il pourrait ou plutôt devrait se prénommer Emil, ce Zatopek dont l'auteur de Ravel nous décrit la singulière trajectoire dans un 20e siècle qui ne l'était pas moins, a fortiori lorsqu'on vivait en Tchécoslovaquie sous le joug communiste. Alors pourquoi Echenoz, qui ne fait apparaître le patronyme de cet inclassable champion qu'à la 97e des 142 pages du livre, écrit-il Emile avec un e ? Est-ce pour s'approprier l'homme réel et faire de lui le personnage de son livre, ce subterfuge appartenant à tout écrivain désireux d'instaurer une sorte d'intimité spirituelle ? Est-ce, comme certains l'ont fait remarquer, un clin d'oeil à l'Emile de Rousseau et son traité sur "l'art de former les hommes" ? Est-ce tout simplement parce que "Courir", qui n'est pas vraiment un roman, est encore moins une biographie ? Nul ne le sait et là n'est d'ailleurs pas l'essentiel chez Echenoz qui ne s'embarrasse pas plus du travail d'historien consistant à dresser les listes chiffrées des titres et records accumulés par son héros. Car, bien évidemment, c'est Emile, l'homme, le sportif presque malgré lui, qui intéresse l'auteur et non pas Zatopek et sa légende. Preuve en est cette amusante apostrophe qu'Echenoz adresse au lecteur, page 106 : "Je ne sais pas vous mais moi, tous ces exploits, ces records, ces victoires, ces trophées, on commencerait peut-être à en avoir un peu assez. Et cela tombe bien car voici qu'Emile va se mettre à perdre". C'est avec ce décalage, cette légèreté et cette distance si caractéristiques de sa plume, qu'Echenoz conte la vie de son personnage, que le destin -qui ne s'y trompe jamais- s'est ainsi amusé à faire travailler chez le fabricant de chaussures Bata, avant qu'Emile ne devienne Zatopek, "la locomotive". Pourtant, pas plus que la Tchécoslovaquie n'avait vocation à être envahie par l'Allemagne nazie ni par l'URSS communiste, Emile n'était pas spécialement fait pour devenir un des meilleurs coureurs de demi-fond de tous les temps ni, semble-t-il, se voir accrocher les galons de lieutenant-colonel au terme de son étrange carrière militaire. Une accumulation de médailles militaires qui ne fit que succéder, il faut bien le dire, à celles sportives ayant fait de Zatopek le Tchécoslovaque, la vedette américaine de l'athlétisme mondial. Choses qu'Echenoz s'amuse à expliciter, en prenant allègrement de nombreuses tangentes, que ce soit lors de la dissection de l'impropre technique de course propre à Zatopek, ou bien lorsqu'il s'agit de mettre en exergue le mode de pensée d'Emile ("Or, tout gentil qu'il est, il s'aperçoit aussi qu'il aime bien se battre"). Que ce soit pour raconter l'homme simple, le tueur des pistes, l'icône manipulée ou la légende humiliée, Echenoz nous régale du moindre mot soupesé comme de sa photographie de l'instant qui font de "Courir" une bien jolie oeuvre.dimanche 2 novembre 2008
COURIR (J. Echenoz)
L'homme qui fait courir les pages du dernier livre de l'indispensable Jean Echenoz, s'appelle Emile. Il pourrait ou plutôt devrait se prénommer Emil, ce Zatopek dont l'auteur de Ravel nous décrit la singulière trajectoire dans un 20e siècle qui ne l'était pas moins, a fortiori lorsqu'on vivait en Tchécoslovaquie sous le joug communiste. Alors pourquoi Echenoz, qui ne fait apparaître le patronyme de cet inclassable champion qu'à la 97e des 142 pages du livre, écrit-il Emile avec un e ? Est-ce pour s'approprier l'homme réel et faire de lui le personnage de son livre, ce subterfuge appartenant à tout écrivain désireux d'instaurer une sorte d'intimité spirituelle ? Est-ce, comme certains l'ont fait remarquer, un clin d'oeil à l'Emile de Rousseau et son traité sur "l'art de former les hommes" ? Est-ce tout simplement parce que "Courir", qui n'est pas vraiment un roman, est encore moins une biographie ? Nul ne le sait et là n'est d'ailleurs pas l'essentiel chez Echenoz qui ne s'embarrasse pas plus du travail d'historien consistant à dresser les listes chiffrées des titres et records accumulés par son héros. Car, bien évidemment, c'est Emile, l'homme, le sportif presque malgré lui, qui intéresse l'auteur et non pas Zatopek et sa légende. Preuve en est cette amusante apostrophe qu'Echenoz adresse au lecteur, page 106 : "Je ne sais pas vous mais moi, tous ces exploits, ces records, ces victoires, ces trophées, on commencerait peut-être à en avoir un peu assez. Et cela tombe bien car voici qu'Emile va se mettre à perdre". C'est avec ce décalage, cette légèreté et cette distance si caractéristiques de sa plume, qu'Echenoz conte la vie de son personnage, que le destin -qui ne s'y trompe jamais- s'est ainsi amusé à faire travailler chez le fabricant de chaussures Bata, avant qu'Emile ne devienne Zatopek, "la locomotive". Pourtant, pas plus que la Tchécoslovaquie n'avait vocation à être envahie par l'Allemagne nazie ni par l'URSS communiste, Emile n'était pas spécialement fait pour devenir un des meilleurs coureurs de demi-fond de tous les temps ni, semble-t-il, se voir accrocher les galons de lieutenant-colonel au terme de son étrange carrière militaire. Une accumulation de médailles militaires qui ne fit que succéder, il faut bien le dire, à celles sportives ayant fait de Zatopek le Tchécoslovaque, la vedette américaine de l'athlétisme mondial. Choses qu'Echenoz s'amuse à expliciter, en prenant allègrement de nombreuses tangentes, que ce soit lors de la dissection de l'impropre technique de course propre à Zatopek, ou bien lorsqu'il s'agit de mettre en exergue le mode de pensée d'Emile ("Or, tout gentil qu'il est, il s'aperçoit aussi qu'il aime bien se battre"). Que ce soit pour raconter l'homme simple, le tueur des pistes, l'icône manipulée ou la légende humiliée, Echenoz nous régale du moindre mot soupesé comme de sa photographie de l'instant qui font de "Courir" une bien jolie oeuvre.
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