jeudi 16 octobre 2008

THERE WILL BE BLOOD (P.T. Anderson)

"I'm finished". Depuis le "fuck" prononcé par Nicole Kidman pour boucler l'envoûtant "Eyes Wide Shut", on n'avait pas entendu pareille réplique, aussi inspirée, pour clore un film. Ainsi se termine "There Will Be Blood", chef d'oeuvre à la densité incroyable, dans lequel l'acteur irlandais, D.D. Lewis, assis de dos sur une piste de bowling, épuisé, clame in fine cette réplique , comme une épitaphe à sa propre performance, ahurissante, rarement vue sur un écran. Ainsi se termine l'épique film de Paul Thomas Anderson, après 2h38 qui (me) parurent parfois longues, déconcertantes, mais si souvent fascinantes, jouissives et encore bien après, obsédantes... Cette histoire, qui se concentre sur un pan de l'histoire des Etats-Unis, a cette force incroyable, à l'instar de la Bible (à laquelle il est régulièrement fait référence), de nous mettre face à notre conscience sur ce rapport intemporel et universel de l'homme avec l'argent, la cupidité et donc le pouvoir. Daniel Plainview (D.D. Lewis) est un homme à la détermination et l'ambition sans failles, qui sait ce que labeur et souffrances signifient pour réussir dans la vie, comme cela nous l'est montré en ouverture du film (sans dialogue pendant dix minutes), où malgré une jambe cassée suite à une lourde chute, il se hisse hors du trou creusé où il vient de découvrir du pétrole. Aussi quand il apprend plus tard que les terres californiennes regorgent d'or noir, Plainview troque sa salopette graisseuse pour revêtir son plus beau costume de prospecteur, et à la manière d'un prédicateur s'en va visiter les fermiers pour racheter leurs terres. Clairvoyant, Plainview (qui se traduirait par "vision claire, franche") se caractérise précisément par cette idée fixe: réussir coûte que coûte et devenir riche. Sur sa route, il se heurtera notamment au jeune Eli Sunday (impressionnant Paul Dano), un jeune prêtre de l'église de la "troisième révélation" à qui il a justement racheté les terres, sans véritablement les payer, pour une lutte des faux-semblants qui fera couler du sang. De sang, justement, il en est aussi question s'agissant des liens qui (dés)unissent Eli de son jumeau Paul, qui celui qui a informé Plainview de l'existence de pétrole sur les terres familiales en échange de quelques dollars. Bibliquement, Paul serait de fait un "Caïn" tout désigné, celui qui fuit le troupeau dont Abel/Eli resterait le gardien. Cette référence en appelant d'autres, le film trouve surtout là un prétexte à brouiller les pistes concernant les idées préconçues, manichéennes, du Bien (Eli, la foi, Dieu) et du Mal (Plainview, l'argent, le pouvoir). Les multiples rebondissements de "There Will Be Blood", jusqu'à son épilogue hallucinan, révèleront rarement ce que les hommes ont de mieux en eux, et très souvent ce qu'ils ont de pire. Les climax ne manquent donc pas dans cette oeuvre, tirée du roman "Pétrole !" ("Oil !"), écrit par Upton Sinclair, dont Anderson a d'abord adapté les 150 premières pages, avant d'écrire lui-même le reste, pour un résultat époustouflant truffé de moments intenses. La séquence du derrick en fusion est un des sommets du film, démarrant par une violente explosion de gaz, qui ôtera l'ouïe du fils adoptif de Plainview, lequel sera d'abord affolé par le sort de son rejeton, avant de vite comprendre la richesse qui l'attend devant ce long feu d'artifice. A cette terrible confusion des sentiments, succède la question des priorités que l'on devine alors aisément chez cet homme cupide. Malgré tout, les séquences témoignant la tendresse et l'attention portées à son fils par Plainview atténuent vite les impressions tôt faites sur son compte. De même que son déchirement et son impuissance face au sort qui touche son enfant le poussent à être d'une grande violence contre Eli, qui sera traîné dans la boue pour avoir réclamé au moment inopportun les 5000 $ dûs. Autant de démonstartions par l'extrême que Plainview n'est pas encore tout à fait le personnage sans coeur qu'il va devenir. Eli, qui n'aura pas tendu l'autre joue, aura sa revanche, sous la forme d'humiliation infligée à Plainview, obligé de subir des mains et de la voix de son ennemi intime, qui s'en délecte, une initiation pour intégrer l'église. Grotesque, tragicomique et cruelle dans sa forme et son contenu, la séquence fait rire autant qu'elle dérange et montre jusqu'à quel paroisse Plainview, qui n'a qu'un seul Dieu, le dollar, est prêt à prêcher pour arriver à ses fins. Au milieu de cette guerre entre nos deux protagonistes, qui ponctuera le film dans un même maelström d'humour, de nervosité et de violence inouïe, l'autre (parmi tant d'autres) séquence marquante du film demeure la terrible rupture entre Plainview, devenu le mégalomane alcoolique craint, et H.W., son fils devenu un adulte désireux de voler de ses propres ailes au Mexique, mais sur les traces professionnelles de son père. La cruauté de Plainview, annonçant que H.W. n'était qu'un orphelin voué à être adopté pour lui permettre d'asseoir sa crédibilité d'homme aux valeurs familiales lors de ses prospections, n'a d'égal que sa tristesse de voir ce fils suivre ses pas. A l'idée simpliste de montrer Plainview voulant s'opposer violemment à toute idée de concurrence, se substitue surtout celle de son refus de voir ce jeune homme subir un jour la même déchéance que lui vit, seul dans son palais trop grand, paranoïaque et dépourvu d'humanité. Car l'explosion de gaz qui l'a rendu riche, l'a surtout éloigné à petit feu de ce fils adoptif, qu'il aimait vraiment, sans que cette cicatrice soit refermée... La complexité de sujets abordés, P.T. Anderson les transcende par une mise en scène et une direction d'acteurs impressionnantes. Par ces aspects et bien d'autres son cinéma noue des liens évidents, tels une filiation, avec celuui de Kubrick. Si les derricks rappellent quelque peu le monolithe de "2001 Odyssée de l'Espace", c'est surtout chez Barry Lyndon que l'écho se fait. Même si l'arrivisme propre à Lyndon n'est pas l'arme maîtresse de Plainview, on y retrouve la même aptitude à disséquer la trajectoire vers la folie d'un homme, souvent sans scrupule, obsédé par l'accession à une forme de pouvoir, jusqu'au final "grand-guignolesque" qui ponctue la Comédie Humaine selon Anderson. En dépit de quelques longueurs superflues, comme l'épisode du demi-frère de Plainview, "There Will Be Blood" reste une expérience cinématographique rare, difficile à oublier.

mercredi 15 octobre 2008

VICKY CRISTINA BARCELONA (Woody Allen)

Toujours aussi prolifique, à raison d'un film par an, mais plus alternativement inspiré, Woody Allen a choisi Barcelone pour théâtre de son nouvel opus. Un choix judicieux si l'on en juge sa verve retrouvée, admirablement servie par des acteurs brillants et manifestement heureux d'être là. En guise de point de départ, le titre "Vicky, Cristina, Barcelona" ne peut être plus explicite: deux amies américaines, opposées sur les questions sentimentales, décident de passer leurs vacances estivales à Barcelone, berceau d'un hédonisme qui saura aisément bouleverser leurs certitudes respectives. La brune Vicky (discrètement sexy, Rebecca Hall) ne jure que par un seul amour possible, synonyme de sécurité et de stabilité, celui de son riche futur mari resté à New York. La blonde Cristina (blonde Scarlett Johanson), elle, ne croit pas en l'idée d'un seul amour et en libertaire indépendante avouée s'apprête bien à profiter de son séjour espagnol pour trouver le premier hidalgo venu. Sauf que cet homme, Juan Antonio, est campé par le très animal Javier Bardem (brillant), dont le désir assumé n'est autre que de réunir les deux jeunes femmes dans son lit. Une ambition plutôt compréhensible, qui ne constitue que le premier de nombreux bouleversements, pour la plupart dotés de ressorts comiques assez jouissifs, avec notamment l'irruption dans l'histoire de Maria Elena (Penelope Cruz à son meilleur), l'ex-femme hystérique de Juan Antonio (qui invoquent Thanatos et Eros). Evidemment, une fois les tentations du beau Juan Antonio assouvies, les deux amies américaines verront leurs convictions bouleversées, la question étant de savoir à quel point ces aventures affecteront leur vie et les choix qui les attendent. A ce titre, les dialogues font, comme souvent chez Woody, mouche, que ce soit pour faire la part belle à des situations burlesques et offrir quelques réflexions existentielles intéressantes. Pour autant, on regrettera que Woody Allen force un peu trop le trait dans sa description caricaturale de Doug, le mari de Vicky, incarnation du Wasp friqué, sans culture, assis sur ses valeurs moralistes ultra-américaines. Le plaisir évident avec lequel Allen tend à confiner au ridicule ce fade et inintéressant amerloque pour mieux l'opposer à Juan Antonio, tentateur plein de culture et de finesse, relève d'une solution de facilité inhabituelle. Comme s'il voulait stigmatiser, selon une parabole très risquée, cette soi-disant différence entre les européens, leur prétendue finesse, leur immense culture forgée par l'histoire et leur hédonisme sans tabou, face au puritanisme, au protectionnisme et donc à l'inculture dont feraient preuve la majorité des américains. Certes Woody Allen est produit depuis des années maintenant par diverses productions européennes, et la majorité de son public demeure européen, mais c'est sa personnalité new yorkaise férue de multiculturalisme qui fait de lui ce si complexe auteur très américain que l'on apprécie. Ce qui permet de penser que Doug eut pu tout aussi bien être ce new yorkais, ouvert sur le monde, plein d'humour, séduisant, cultivé, digne d'être l'élu de Vicky finalement, tout en étant cocu devant Juan Antonio. Une opposition de fait un peu plus équilibrée qui aurait enrichi un peu plus l'histoire et certainement millésimé un cru 2008 qu'on jugera néanmoins comme très bon.

vendredi 10 octobre 2008

APPALOOSA (E. Harris)

Ed Harris, acteur dont l'indéniable capital sympathie prit en 2000 une ampleur supplémentaire à la réalisation de Pollock, biopic réussi sur un des plus insaisissables peintres américains du siècle dernier, s'est mesuré, pour son deuxième film derrière la caméra, à la rude déclinaison du western. Si Appaloosa lorgne plus vers John Ford que Sergio Leone, ainsi que l'a précisé Harris, également coscénariste, c'est plutôt au Rio Bravo de Howard Hawks que l'on songe à la vision de ce film sur une amitié irréductible, quasi aveugle, entre deux hommes unis par leur vocation à faire respecter la loi dans l'ouest des Etats-Unis. Appelé à la rescousse d'une petite ville sans repère depuis l'assassinat de son sheriff par Randall Bragg, un dangereux propriétaire terrien (J. Irons, cabotin peu convaincant), Virgil Cole (E. Harris) secondé de Everett Hitch (impeccable V. Mortensen) accepte de rendre justice à la condition d'y imposer sa propre loi. Dans l'ouest américain de la fin du XIXe siècle, cette façon d'opérer était vraisemblablement monnaie courante, pourtant elle fut très rarement montrée à l'écran, l'image de la loi ne devant en aucun cas être altérée. Ed Harris, lui, n'en a cure, distillant ça et là une peinture de l'époque ultra-réaliste, qui montre par exemple comment, ironie du sort, Bragg le meurtrier recherché, puis arrêté et réchappant de la potence, deviendra ensuite le premier investisseur de la ville, se rachetant par là même conduite et honorabilité, sous les yeux impuissants de Cole. Car, dans la société de cette époque, les renégats criminels d'un jour pouvaient bien être les citoyens d'honneur du lendemain, l'argent effaçant toutes les dettes comme les mémoires. Au delà de l'effort documentariste, c'est l'histoire d'amitié entre les deux héros qui prédomine dans le film, d'abord illustrée par une complicité évidente entre Ed Harris et Viggo Mortensen, acteurs quasi minéraux. Si, dans l'intimité entre les deux compères, le non-verbal est d'ailleurs le mode de communication le plus efficace, en société, Hitch finit très souvent les phrases maladroites d'un Cole peu habitué à s'exprimer. Ressort humoristique décalé, ce gimmick apparaît au final comme la parabole illustrant Hitch finissant le travail commencé par Cole, en témoigne la fin du film. Cette amitié indéfectible entre les deux héros, Harris choisit de la mettre à l'épreuve avec l'apparition d'Allison French, une femme à la personnalité plus complexe que ne le laisse entrevoir son image de veuve joyeuse en quête perpétuelle du mâle dominant. Le personnage est intéressant dans la mesure où il bouleverse l'existence de ce vieux garçon qu'est Cole, et force est de reconnaître que par ses énervantes minauderies, la rougeaude Renée Zellweger (droit sortie d'un four à pizza) en donne une crédible incarnation, malgré l'épreuve que constitue pour nos yeux et nos oreilles sa présence à l'écran. A la fois réaliste et décalé, Appaloosa illustre une nouvelle fois la vitalité d'un genre qui aura su brillamment se renouveler ces dernières années. Et s'il se classe devant le trop romantique et nostalgique "3h10 pour Yuma" (J. Mangold), on lui préfèrera la formidable tension et impression de puissance de "Open Range" et surtout la poésie et l'onirisme de "L'assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford".

mardi 7 octobre 2008

TV ON THE RADIO (Nouveau Casino)


Le vent froid et la pluie balayaient la rue Oberkampf en ce lundi 30 septembre, annonçant très officiellement l'arrivée de l'automne. Pourtant, une chaleur moite, toute estivale -de celles que l'on n'affronte qu'à New York-, persistait entre les murs du Nouveau Casino. qui était bien "the place to be" ce soir-là, pour le concert de TV on the Radio, de passage à Paris pour la sortie du superbe "Dear Science". Arrivés sur la scène trop étroite pour eux, avec plus d'une heure de retard sur les prévisions, les cinq Brooklyners ont aisément mis d'accord les quelques 400 âmes présentes, qu'elles furent curieuses, conquises d'avance ou sceptiques. Reconnaissons d'abord que la proximité, imposée par ce lieu intimiste, entre le groupe et le public ne pouvait que contribuer à maintenir le courant électrique entre les deux corps. Ensuite, et sans forcer, TV on the Radio a confirmé ses prédispositions naturelles à se muer, une fois sur le ring, en un monstre scénique, dont la réputation n'est plus à faire. C'est par un contre-pied étonnant pourtant que "Love Dog" a posément ouvert les débats avec sa soul toute en douceur, avant le déchainement de "dreams", "The Wrong Way" et "Golden Age". Direct, crochet, uppercut: K.O. technique. La suite fut du même acabit, le groupe jouant avec son public tel un chat s'amusant de sa souris, avec au final une setlist quasi imparable, idéalement répartie entre les trois albums du groupe, déployant là un aperçu ("Dancing choose", "Wolf Like Me", "Staring at the Sun") de tout l'éventail dont est capable la bande du sorcier blanc Dave Sitek. De "Dear Science", on pouvait ici regretter les absences de son ouverture majestueuse "Halway Home" et de "DLZ", titre phare manifestement calibré pour la scène, ou bien déplorer la courte durée de l'ensemble (1h20). Mais ceci n'était qu'une mise en jambes pour sparring partners, le vrai combat aura lieu le 1er décembre, au Bataclan. Rendez-vous pris.